Rumor Across The Town

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jeudi 20 janvier 2011

Gainsbourg, raconte sa mort.


Interview de Serge Gainsbourg Publié par Libération en 1991, imaginant sa mort,
“J’ai eu une crise cardiaque ce qui prouve que j’ai un cœur.” Serge Gainsbourg


SERGE GAINSBOURG : Bon, je suis mort. Je fais un bilan.
Libération : C'est déjà une appréciation.
S.G. Un mort avec la parole, il fait le bilan... De toute façon, je suis à côté de mon chien puisque
je l'ai perdu, je l'ai donc retrouvé. Il est mort d'une cirrhose...
Libé. Peut-être était-ce par osmose ?
S.G. Ouais, oui, c'est vrai. ( Sur la bande on entend le pétillement du champagne rosé que Gainsbourg
se sert généreusement)
Libé. Quand est-ce que ça s'est passé ?
S.G. Il n'y a pas longtemps. C'est le coeur qui a laché. Non, c'était plutôt une overdose de plomb (rire).
Libé. Un "Sid Vicious"(1) de plomb...
S.G. Ouais, c'était un allumé.
Libé. On est en quelle année ?
S.G. On est en... quatre-vingt... dix.
Libé. Comment ça s'est passé ?
S.G. Ca s'est passé en octobre. Une nuit froide. La nuit c'est mieux, hein ? Caniveau.
Libé. Comme Nerval... Tu étais en train de faire quoi ?
S.G. Draguer.
Libé. Draguer ?
S.G. Je ne me souviens plus trés bien -c'était assez foudroyant - si, c'était un coup au coeur ou une overdose
de plomb. Flash. Et puis j'étais exceptionnellement faible.
Libé. Ca s'arrange depuis que tu es mort ?
S.G. Ce qui ne s'arrange pas, c'est ce que je vois en dessous. C'est le merdier.
Libé. Ca ne sert à rien alors ?
S.G. Ben... Ha oui, la cécité ? Pour être heureux ? Heureux... C'est pas un bout, le bonheur... Moi je trouve ça absurde,
l'idée d'un nirvana.
Libé. On est peut-être délivré. on a plus à se...
S.G. ... A se branler ? Si. Ca dépend. S'il n'y a pas de gonzesses, on continu à se branler. Non, non, y'a plus rien.
La queue qui part en couille. Ha, ha, ha !
Libé.Tu peux décrire l'endroit où tu te trouves ?
S.G. Je suis à l'intérieur de mon chien. il y ades gaz. Des gaz inflammables. Alors j'allume une allumette...
Libé. Tu ne risques plus rien ? S.G. Justement : c'est pour les boyaux de mon chien. Je suis content parce que je l'aime
beaucoup. Comme lui, de mon vivant, il était dans ma tête, j'ai décidé d'aller dans son ventre.
Libé. C'est le "cynisme" absolu... Tu reste tout le temps dans ton chien, ou tu peux en sortir ?
S.G. Je jette un oeil par le trou... L'oeil était dans l'anus et regardait Caïen.
Libé. Comment t'es tu retrouvé là ?
S.G. Par une force de volonté fulgurante.
Libé. Et c'est quoi, ce ventre ?
S.G. Des tripes. C'est un tripe.
Libé. Ce ventre, c'est un ventre de remplacement du ventre de ta mére, non ?
S.G. Exact.
Libé. Donc, ta mére était un chien ?
S.G. Non, absolument pas ! Ma mére est vivante. Et je tiens à ce qu'elle le reste (2).
Libé. Oui, mais on parle au passé.
S.G. Ouais, on parle au passé et elle est toujours vivante. (Malaise trés net.)
Libé. Comment réagit-elle a ta mort ? S.G. Je ne sais pas. Je ne voudrais pas lui faire de la peine... Bon enfin, passons.
(Silence. Tension grandissante. L'entretien semble capoter et Gainsbourg se fermer...)
Libé. ... Bon, bon. Donc tu n'était pas seul au moment où ça s'est produit...
S.G. Non, puisque j'était avec une gonzesse.
Libé. Ce qui ne veut pas dire que tu n'étais pas seul... Quel âge ? 12 ans ?
S.G. (Rire). Non. En 89, elle avait... trente ans de moins sue moi... Ca lui fait 26 ans.
Libé. Rousse ? Blonde ? Brune ?
S.G. Eurasienne
Libé. Est-ce que tu étais ivre au moment où ça s'est produit ?
S.G. Non, mais mon verre s'est brisé avant moi.
Libé. C'est le dernier bruit que tu as entendu ?
S.G. Non ; j'ai entendu un coup de pétard.
Libé. Un verre en cristal ou bien en Securit de cantine ?
S.G. Je ne bois pas dans du Sécurit. Je préfère le danger.
Libé. Est-ce que tu aurais aimé que ça se passe autrement ?
S.G. Oh... Le coup de la pipe qui tue. C'est un supplice chinois qu'on trouvedans le Jardin des supplices,
d'Octave Mirbeau, qui consiste à faire sept pipes. A la septième, on crache son sang. C'était acceptable comme mort.
Libé. Ca n'aurait pas pu être un accident ? C'est une overdose de plomb...
S.G. Une overdose par personne interposée. Quelqu'un à qui je dirais merci de l'avoir fait pour moi.
Libé. Est-ce que tu y as pensé, au moment de la mort de Lennon ?
S.G. Non, j'y ai pensé au moment des événements de Stasbourg. Et puis quand j'ai balancé Dieu est juif, la nostalgie
camarade... en 1981. Enfin, je chercher, quoi.
Libé. Dieu est juif, ça n'avait pas encore été assez loin, il faut croire, puisque tu n'es mort qu'en 89 ?
S.G. Oui. oui, ça allait crescendo. Puisque c'est mon moteur.
Libé. A Strasbourg, tu as eu l'impression que c'était plus prés que jamais ?
S.G. Oui. Il y avait des flingues dans les poches et puis aussi quelques cocktails Molotov. De part et d'autre.
Libé. Est-ce que ça t'aurait plu une mort politique ?
S.G. Politique ou poétique ?
Libé. Si un flingueétait sorti aun moment où tu chantais la Marseillaise et avait tiré, ça aurait été une mort politique, non ?
S.G. Il y en a tellement qui sont mort sur la Marseillaise... Ca en aurait fait un de plus.
Libé. Ca aurait été un paradoxe quand même...
S.G. Un sacré "para".
Libé. Donc, tu es bien sûr, ça n'aurait pas pu se passer autrement ?
S.G. A l'hosto ? Je préfére me finir moi-même. Me donner le soin de me donner les derniers soins.
Libé. Est-ce que tu t'imaginais que ça se passerait ainsi, dans le temps ?
S.G. Comme j'y ai pensé souvent... J'y ai pensé en 81, par exemple... En 80 aussi, parce que j'ai eu des
menaces de mort, au moment où j'ai fait la Marseillaise.
Libé. D'ordre antisémite ?
S.G. Oui, oui : "On va le crever, ordure." Enfin, c'était sporadique.
Libé. Plus jeune, tu y avait pensé ?
S.G. A ma première crise cardiaque. (1973) A ce moment là, j'ai décidé... j'ai dit : "Pour la vie, il n'y a pas
d'antidote." Avant, je n'y pensais jamais.
Libé. C'était quand même présent, dans tes chansons, ton comportement.
S.G. La mort est "toujours" présente, si on est pas con.
Libé. Mais ton obssesion du noir, c'était antérieur à ta crise cardiaque ?
S.G. Le noir n'est pas... Je dis que les hôpitaux psychiatriques sont peints en blanc.
Pour moi, le noir c'est la rigeur absolue. La couleur du smoking.
Libé. Et la mort, ce n'est pas rigoureux ?
S.G. Il n'y a plus ni noir ni notion de couleur. Ni valeurs ni couleurs. Les couleurs étant les couleurs de l'arc-en-ciel,
et le gris, noir et blanc étant les valeurs. Pour un peintre. Que je fus. Ni parfum ni odorat ni ouïe...
Libé. On a plus peur ?
S.G. Non, parce qu'on a bien raison de se méfier de la morale judéochrétienne qui veut que pour un milligramme
d'éternité, on fasse passer une éternité de souffrance, des enfers méphitiques...
Libé. Est-ce qu'on peut considérer que tu te sens bien là où tu es ?
S.G. Je n'existe plus.
Libé. Est-ce qu'il fait froid ?
S.G. Je ne sais pas. Quelle est la température des chiens ?
Libé. Des chiens morts ?
S.G. Merde ! Il est vivant, mon chien ! Dans les étoiles !... Voilà, je suis chauffé à la chaleur des étoiles.
Ma chienne. Nana. Il ya son collier...
Libé. Est-ce que tu étais présentable ?
S.G. Je crois que le pistoler était un petit calibre. Ca n'a pas fait éclater... la tête.
Libé. Est-ce que tu étais rasé, lavé ?
S.G. Je n'avais pas fait ma toilette de mort puisque c'était un accident. On ne m'a pas lavé le cul.
Libé. C'était un homme, ou une femme ?
S.G. Je ne sais pas ; j'étais de dos.
Libé. Tu n'as aucun moyen de savoir ?
S.G. Si. S'il casse sa pipe, peut-être qu'il viendra tenir la laisse de mon chien.
Libé. La balle t'a atteint à la nuque ?
S.G. Oui, comme... non, pas Glucksman... Goldman. Je fais la une de tous les journaux.
Libé. Toi aussi, tu es tombé les bras en croix ?
S.G. Comme le Christ ? Non, j'ai seulement essayé de rattraper mon verre, mais il m'a échappé des mains.
Libé. Ca t'a fait mal ?
S.G. Non, c'était net.
Libé. Est-ce que Mikey était debout, au moment de ta mort ?
S.G. Mikey ne se léve que si l'on se pend. Ou alors dans le cas de la pipe mortelle.
Libé. Oui mais enfin, tu draguais. Donc, peuté-être que c'était assez avancé pour que...
S.G. Non, non, pas à mon âge. (Sourire de chien mouillé.)
Libé. La fille, plus le choc de...
S.G. Ejaculation ! J'ai toujours dit que j'avais ça de commun avec Mickey Maousse : de grandes oreilles
et une longue queue.
Libé. Est-ce que ...-tu balaies si tu n'as pas envie de répondre-est-ce que ta famille était triste ?
S.G. Oui, enfin ... (il balaie effectivement la question d'un geste preste), passons.
Libé. On t'a enterré décemment ?
S.G. Décemment... On ne peut pas être decent, quand on est mort. on est à poil.
Libé. C'était religieux ? S.G. Non. Libé. Tu avais laissé des instructions précises ?
S.G. Oui, en 88. Mais c'était assez grossier : "J'ai rempli mon contrat. Mission accomplie, mon colon."
Libé. Donc, on t'a enterré.
S.G. A moins qu'on m'est filé quinze grenades et que je me retrouve dans l'état du Soldat inconnu.
On ne sait même pas si c'est un soldat ou une vache. Ou un boche. C'est un magma. Il y en a peut-être quinze...
Libé. Il y a au moins les vers, qui sont identifiables.
S.G. Aux vers inconnus ! (nouveau toast de champagne rosé.)
Libé. Tu avias demandé qu'on incinère ?
S.G. J'aurais préféré être balancé à la flotte. L'élément liquide, pour moi, c'est plus poétique que la terre.
Mais la loi ne donne ce privilége qu'aux marins. Enfin, ça peut s'arranger... de façon illicite.
D'ailleurs, c'est ce que j'ai dit : "Qu'on prenne mes restes -ce qu'il en reste-, qu'on prenne une bagnole,
et puis un bateau, et puis voilà." Un peu de béton. Impeccable. Comme un mafioso.
Libé. Voici une question plus sordide : l'héritage ?
S.G. J'ai laissé un handicap de 400 bâtons à chacune de mes filles. J'ai bien dit "handicap". J'en ai trois.
Ca s'est fait par les avocats.
Libé. Tu n'avait donné aucune instruction précise a ce sujet ?
S.G. Non, Ca porte malheur, ce genre d'instructions.
Libé. A Madagascar, on pratique ce qu'on appelle "le retournement des morts" : ils sont dans des sortes
de caveaux assez ouverts ; on va les chercher sur des brancards, on les balades en dansant...
S.G. La danse des claquettes. Ils jouent aux osselets...
Libé. ...Et on les retourne, enles faisant sauter trés haut. Ca te plairait ?
S.G. Non, ce serait chiant.
Libé. Est-ce qu'on a fait ton masque mortuaire, comme Pascal ?
S.G. Ouais. Les mains aussi. Et la queue.
Libé. Dans du plâtre ?
S.G. Non ! Dans de l'élastomère de synthèse. C'est à dire du latex. Pour que celles qui m'ont aimé
continuent à m'aimer.
Libé. Au fait, comment ça se fait que tu parles, si tu es mort ?
S.G. C'est pas moi qui parle. C'est mon chien. On a l'impression qu'il est ventriloque, mais c'est lui qui parle.
La voix de son maître.
Libé. Et il chante, aussi ?
S.G. Comme moi. Il fait "ouah, ouah !" du bout des... canines.
Libé. Tu as un fantôme ?
S.G. Je n'ai que des fantasmes : baiser les morts, les mortes. Ou alors faire baiser ma chienne et recevoir la purée...
Non, qu'est-ce que je pourrais faire d'un fantôme ?
Libé. Faire chier encore un peu le monde ?
S.G. Oui, c'est ça. Trés bien.
Libé. Il chanterait la Marseillaise, ton fantôme ?
S.G. Oui, il leur ferait un tibia d'honneur.
Libé. Est-ce que ça t'aurait plu, de vivre et donc de mourir à une autre époque ?
S.G. Ouais, en 2028, j'aurais eu 100 ans. Non,en fait, j'aurais aimé vivre le mouvement dada. Je pense que j'aurais réussi
en peinture et en poésie dans le système dadaïste. C'était la dérision et le cynisme absolus.
Libé. A propos de référence ; est-ce qu'on peut considérer que Verlaine est une de tes influences ?
S.G. Verlaine ? Il fait chier. Je ne connais pas de Verlaine. Je connais que Raimbaud. Du couple. Il n'arrête pas de pleurer.
Je ne pleure pas. Je gueule.
Libé. Je pensais à des choses comme "Il jouait avec sa chatte"...
S.G. Mais non... (affligé). Non. Rimbaud, Picabia. Huysmans.
Libé. Quand tu parles de dada, pense à Rigaut, Vaché, Cravan : rien que des sucidés.
S.G. J'y pense aussi.
Libé. Pour les dadaïstes, est-ce que réussir ce n'était pas réussir : réussir son sucide ?
S.G. Oui, mais c'est une donnée simplement esthétique. Comme toute pensée politique ne peut être qu'esthétique
et n'a pas besoin de se prouver comme mathématique... D'ailleurs, c'est peut-être mon bras qui s'est levé quand la balle
est arrivée. je ne voulais pas que ma boîte crânienne soit abîmée.
Libé. Ca a rebondi, alors ?
S.G. Ca ne rebondi pas, une balle. Ca "ricoche".
Libé. Puriste jusqu'au bout. Et la crucifixion dont tu parles dans Ecce Homo ?
Au fait, c'est quand même assez fort, de faire rimer "Gainsbourg" avec "Golgotha". (rires satisfaits). Il a bien fallu un Ponce
Pilate ? C'est celui qui a tiré sur toi ?
S.G. C'était un auto-pilate.
Libé. Ou bien un co-pilate, un pilate-suicide... (rires replets).
S.G. Si le Christ était mort sur la chaise électrique, tout les petits chrétiens porteraient une petite chaine en or autour du cou.
Je préférais la chaise. Sinon, on confondait avec l'autre, mon congénère. Un centurion serait venu me donner du vinaigre ?
Je préfère le champagne rosé. Pour moi, des clous en platine et puis une croix en ébène. Et une couronne de chez Cartier.
Comme je suis un peu obsédé sur les bosses, j'ai besoin d'une couronne de pines.
Libé. Et comme linge de corps ?
S.G. Je suis sûr qu'il n'y avait pas de linge. Ca, c'est le puritanisme. Ou alors une tenue léopard.
Libé. A droite et à gauche de ta croix, tu verrais qui ?
S.G. A ma gauche, en 89 ? Je verrais bien deux larrons pédérastes maquillés. Outrageusement maquillés. Du rouge à lévre
jusqu'au nez. Enfin ce seraient deux larrons hermaphrodites. Et grimés. Crucifiés à l'envers pour qu'on leur voie le cul.
On voit les seins par les côtés quand on est un peu touriste. Les croix de mes larrons sont en marshmallow rose.
Libé. Donc, elles se gondolent ?
S.G. Il ya des tuteurs. Pour les queues aussi. On atous des tuteurs. Moi, j'ai un préservatif de couleur noire.
Ca fait un noir négre. Négroïde.
Libé. Pourquoi n'as-tu pas "sauté d'un aéroplane" ? Ca te travaillé depuis longtemps.
S.G. Sauté "avec" l'aéroplane... Oui, c'était une éventualité. Mais ça ne m'appartient pas.
C'est le pilate et le co-pilate qui ont ma peau. De même, si j'avais pris un garde du corps, ça faisait deux mort au lieu d'un.
Libé. Il y a eu des bruits qui ont couru, comme quoi c'était quelqu'un de la rue Germain-Pilon qui avait fait le coup,
un usager du 19, immeuble de travestis.
S.G. Si c'est ça, c'est un crime passionnel.
Libé. Il y en a peut-être qui étaient contents, dans le tas ?...
S.G. Dans le tas debout ? J'ai oublié les noms. Ils sont tous morts de toute façon. Avant moi. De mort naturelle.
C'est ce qu'il y a de plus dégeulasse, comme mort. Il étaient déjà mort-vivants. Ils sont devenus légumes.
Libé. La métempsychose navet ?
S.G. Quoique le navet... c'est joli. C'est blanc, violacé, en forme de queue.
Libé. C'est pas rond les navets ?
S.G. Ceux-là c'est les couilles. Non, je parle des navets de race blanches. Je n'aime ni les légumes ni les animaux mal aimés.
J'aimais les ânes, les biques et les chiens bâtards. Pour les légumes c'est la même chose. Evidemment, tout ce qu'on becte
on gerbe dessus : on dit "sale porc", "espéce de cochon", il filme des "navets", "patate"...
Libé. Et "l'Homme à tête de chou" ?
(La statue se trouve dans la pièce, juste derrière, et observe la scéne d'un air légumier.)
S.G. Ce n'est pas pareil. C'est spirituel.
Libé. Ca na rien à voir avec une primeur ?
S.G. Non, absolument pas. C'est un allumé. Il est klaxonner à longueur d'année, comme moi.
Libé. Avant de le voir, on est persuadé qu'il s'agit d'un montage photographique, avec ton corps...
S.G. J'ai pas une aussi grosse queue. Et puis je ne suis pas aussi costaud que ça. Et mes mains sont plus belles. Le nez c'est pas ça non plus.
Libé. Enfin, dans l'ensemble est-ce que tu vois les choses différemment ?
S.G. Non, comme de mon vivant, je les vois nulles. Tout est nul. Ce qui nous survole -que sont devenus les oiseaux de paradis ?-,
ce sont les mouches à merde. A la place des oiseaux de paradis. L'oiseau de paradis, c'est le colibri.J'en ai vu un une fois.
Dans la jungle de Colombie,avec Jean Seberg. Il fonctionne comme un hélicoptère. Il est vert électrique. Il mesure 4/5 cm.
C'est le plus bel objet électronique que les dieux aient créé. Je mets toujours "les" dieux, des fois qu'il y en ait un qui soit vrai dans le tas.
LES dieux. "L'homme a crée les dieux, l'inverse tu rigoles."
Libé. Cette chanson, est-ce que c'était un dernier pied de nez aux rastas ? La phrase "Tire sur ton joint pauvre rastas, inhale tes paraboles"
n'était-elle pes quelque peu teintée... d'insolence ?
S.G. La phrase la plus insolente c'était "Là-bas en Ethiopie est un sombre idiot" -j'avais mis "sombre idole" mais on comprend "sombre idiot".
Libé. Si tu en avais la possibilité, est-ce que tu recommencerais tout ?
S.G. J'aurais peut-être plus de courage. Je me mettrais peut-être un faux nez. C'est astreignant, une fausse queue.
J'en avais des valises entières.
Libé. Des fausses queue ou des faux nez ?
S.G. C'est exactement la même chose. On dit "ne fourrez pas votre nez dans mes affaires". En fait, ça veut dire : "ne m'anculez pas."
Libé. Tes histoires, ça fait de plus en plus penser à Pinocchio... Déjà ton chien, c'est la baleine, Jonas. Mais qui est le Geppetto de l'affaire ?
S.G. Qui est le vieux monsieur ? Le Géppété !? (rire). C'est dieu ! Ce serait l'un des dieux justement : Le géppété.
On irait dans les latrines au lieux d'aller dans les églises pour vénérer Géppété. D'ailleurs, les latrines publiques, on dirait des confessionnaux.
Libé. Comme on ne sent rien, on peut supporter l'odeur d'ammoniac...
S.G. Et puis il y a du pain...
Libé. On peut se faire une soupe...
S.G. Une petite soupette. Il n'y a plus ni riche ni pauvre, alors un peu de pain baigné, un peu de pain perdu, ça suffit.
Libé. Est-ce que tu as un message urgent pour quelqun'un de chez nous ?
S.G. Je ne dirai pas son nom mais je dirai :"Va te faire foutre."
Libé. Est-ce que tu as oublié quelque chose d'important ?
S.G. (Long silence) Oui. J'ai oublié mon livret militaire.
Libé. Est-ce que tu avais emmené quelque chose ?
S.G. Oui. Un os pour mon chien.
Libé. Un nonosse pour Nana ? C'est par préférence à Zola que tu l'avais appelé Nana ?
S.G. Pas du tout. Je l'ai perdu de vue. Il a eu droit aux fumigénes, lui. Et moi je ne fais pas de feu.
Libé. Une autre question sordide : est-ce que ta mort a fait monter la vente de tes disques ?
S.G. Enormément ! "J'entends encore les rotatives"...
Libé. Un disque, en particulier ?
S.G. Les Oeuvres complétes. Plus Sokolov et le Journal fictif que j'ai écrit en 83.
Enfin, qui est sorti en 83, mais que j'ai commencé fin 81, début 82.
Libé. Qui s'ouvrait sur une adresse aux Faux Monnayeurs, non ?
S.G. Non, non, pas du tout.
Libé. Mais, ce sont des vieilleries, tout ça , par rapport à 1989 ?
S.G. Ah non, c'est de la littérature.
Libé. Est-ce qu'il reste quelque chose d'essentiel de toi, sur terre ?
S.G. Oui, il reste Brigitte Bardot... Ou ce qu'il en reste. Oups !... (Rire macabre.) Attention au procés !
Libé. Tu ne crains plus rien, tu es mort.
S.G. Non, mais vous, vous risquez.
Libé. Est-ce que, maintenant que tu es mort, on va t'adifier un mausolée de grand artiste ?
S.G. Je ne suis pas un arabe.
Libé. Non, un mausolée moral, comme à Rimbaud, Roussel, Lautréamont, qu'on a reconnus bien aprés leur mort, comme poétes.
S.G. Dans ce sens-là ? Un peu plus tard. Il faut qu'on comprenne ma démarche. Pas tout de suite. Ce n'est pas possible.
D'ailleurs, c'est absolument inutile. Inutile de se survivre parses actes, par ses oeuvres. Vouloir se survivre,
c'est d'une arrogance monstrueuse. La seule façon de se survivre, c'est de procréer. Comme les chiens.
Car nous sommes des chiens. Nous baisons qui se trouve à proximité. Nous baisons par la promiscuité d'un trottoir
comme les chiens s'enfilent sur le même trottoir. Il n'y a que la procréation, pour se survivre.
La céne de Léonard de Vinci a fini dans la boue à Florence. Donc il n'y a pas d'éternité. Il y a des éternités de 300, 400, 700 ans...
Et alors ? Et puis ?...
Libé. Donc, tu t'es survécu quand même, puisque tu as eu des enfants ?
S.G. Je l'ai eu dans le cul ! Je me suis survécu malgré moi. C'etait pas une démarche. Prenons l'exemple de Juan Gris
ou de certain cubistes, qui faisaient des collages avec du papier journal. Ils savaient trés bien que le papier jaunit et se détériore.
Ils s'en foutaient. Ils crachaient comme on crache du foutre.
Libé. Ca nous conduirait presque au lettrisme... Si on pense à la chanson "Bana Basa beuh... beuh..."...
S.G. Bana ba... sadi balalo
Libé. Banabasadibalalo, voilà. Qu'est-ce que c'est, tes rapports avec le lettrisme ?
S.G. Trés lointains. Bana ba sadi balalo, c'est effectivement du dialecte bantou. Ca veut dire : trois petits enfants.
Libé. Est-ce que tu avait un air d'enfance en tête au moment... capital ?
S.G. Comme "la peine capitale" ? (rire de poitrine)... Non, c'est la joie capitale ! Ce que j'avais en tête ?
Eh bien comme andré Chénier : "Des projets."
Libé. C'est à dire ?
S.G. André Chénier, avant de se... séparer de son corps, a dit :
"Et pourtant j'avais tant de travail à faire et tant de chose à dire..." Pfff... Encore, moi, j'aurais pu dire des choses jusqu'à plus soif
- et j'ai toujours soif.
Libé. C'est le purgatoire ?
S.G. Hmmmouais. Température de 37°. (Eclat de rire.) Eau chaude. Océan chaud.
Libé. Et cette musique en tête ?
S.G. Jamais ! Je ne pensais jamais musique. Je pensais mots. La musique, ce n'est pas naturel. Je ne chantais jamais.
Sauf quand on me payait trés, trés, cher. Et dans mon bain...
Libé. Et donc, quels étaient tes projets immédiats ?
S.G. Bouquin(s) et toile(s) - de maître.
Libé. Le bouquin, c'est quoi ?
S.G. Le bouquin, c'était... un recueil de poêmes.
Libé. Non chantés ? Inédits ?
S.G. J'ai dit "poêmes". Je n'ai pas dit "lyricssss"!... J'étais un faiseur de lyricssssss ! Mais pas un poête. Encore que parfois..
. j'aie fait des approches. Oui, je faisais "des approches"... Ah! Mais si : en 90, il est sorti !... Le recueil. J'ai eu un trou.
Libé. Un trou ?.
S.G. Pas seulement dans la tête, dans la mémoire.
Libé. De ton vivant, il y avait un poète ?...
S.G. Non, il y a un poême dans Lolita, de Nabokov. Haz. Et puis un sonnet de Hérédia. Et Rimbaud... Ce serait plutôt un patchwork.
Je ne faisait pas de fixations. Ou alors, si, il y a un bouquin sublime. Qui avait été tiré à quatre mille exemplaires, de Francis Picabia.
Qui l'avait donné à un ami trés cher : Jésus-Christ Rastaquouère. Une petite plaquette. C'est lui qui disait : "Moi, monsieur, je me
déguise en homme pour n'être rien".
Libé. Jésus Rastaquouère, c'est pas mal...
S.G. C'est la connerie des êtres humains, des gens vivants : ils côtoient les génies comme on côtoie... un balayeur africain.
Libé. Est-ce que ce n'est pas un peu le propre du génie, d'être reconnu quand il est mort ? (Bruits de verre.)
S.G. Mais c'est pure, pure logique. Le visionnaire suit forcément une démarche sucidaire.
Que j'aurais réussi en 90. (Bruit de bouteille et de mousse.) Oui... (Serge Gainsbourg ménage ses effets.)
Je ne sias pas s'il ne m'a pas loupé, le mec ?...
Libé. Ah! Ah! Ah! Ah!
S.G. Il y a un post-scriptum à cette affaire... Il m'a loupé, en fait. Je suis allé voir ma petite chienne et puis un grand chiurgien
m'a retiré la bastos et... Oui, j'avais oublié cette période !... Parce que la seconde que j'ai reçue, c'est... moi qui me la suis mise !
Ah, là, j'en suis sûr ! (coup de théatre redoublé.) Je me suis tiré dans la bouche.
Libé. Ah! Ah! Ah! Longtemps aprés ?
S.G. Ah oui. Quinze ans aprés.
Libé. D'accord ! On revient à Edgar Poe
S.G. C'est pour ça que ce recueil de poêmes, je m'en souviens trés bien, est arrivé en quatre-vingt... douze.
Libé. Tout à l'heure tu parlé de 90...
S.G. En 89, je voulais l'éditer ; là, il m'est arrivé cet accident. Presque mortel. (Rires.) La classe, quoi !
Et en 92, mon éditeur a tout reçu. Le temps de recevoir les épreuves -je lui avait donné en octobre-, en février, c'était fait.
J'ai tiré à... Picbia tire à quatre mille, moi j'ai tiré à... soixante mille.
Libé. Et ça s'appelait l'avant dernière livraison... Poe était comme ça. Il avait hantise de ne pas mourir "comme il faut"
. D'être enterré vivant.
S.G. De louper sa mort. Il y a un prélude de Rachmanonov là-dessus : Sur un mort qui déchire son suaire.
Libé. On a retrouver des tas de gens enterrés comme ça. On avait la preuve qu'ils s'étaient, puisqu'on les retrouvaient les mains bouffées...
S.G. Ils avaient faim.
Libé. Ca devait être du temps où l'on se fiait aux électrocardiogrammes. Maintenant, c'est au point.
S.G. Ouais, ouais. Tout baigne... dans le sang.
Libé. Ca, se serait une bonne phrase de conclusion.
S.G. "Tout baigne", trois petit points... "dans le sang".
Libé. Est-ce que tu avait composé une musique, depuis longtemps...
S.G. Ah non, mais attends, attends, maintenant, je sais ! entre 89 et 92, je suis devenu pédéraste. Juste pendant la troisième guerre mondiale.
Libé. Ca y est, tu t'es assumé ?
S.G. Je me suis assumé. Avant, j'avait peur. Enfin, je n'avais pas peur, j'étais malheureux...
Libé. Ou tu n'avais pas "épuisé" le reste...
S.G. Et puis j'ai viré ma cutie. Comme... Aragon... Oh pardon ! Pas de nom ! (Rires.)
Libé. En 89, il n'était déjà plus vivant, non ?
S.G. Mmouii, Il était mort, de toute façon, en... 36, 37, quelque chose comme ça. (Nouveaux éclats de rires.)
C'est son sosie qui se baladait, depuis.
Libé. Son "clone", comme on dit maintenant.
S.G. Son clown ! (rires.) On en revient au faux-nez.
Libé. Bon, cette deuxième fois, c'était volontaire et prémédité, décisif ?
S.G. Ah oui. Parce que je n'allais pas me fier aux autres. Moi, je ne me suis pas loupé.
Libé. Mais les séquelles ?
S.G. Ah non, je ne suis pas devenu idiot !
Libé. Non, mais peut-être s'est-il passé queque chose de fulgurant...
S.G. C'est vrai. C'est à dire que je suis devenu une tête brûlée... Je me suis dit : "Bon, le pognon, y'en a marre !
Lla gloire, je l'ai. Passons aux choses sérieuses"... Et l'éjaculation intellectuelle, c'est bien la poésie, pour moi. Ce n'est ni le cinéma ni la musique
, mais la poésie. Parce qu'elle entre dans le cerveau par l'oeil. Et non par l'oreille.
Libé. C'est le sens privilégié ?
S.G. La rétine est plus précieuse que le tympan. Sauf pour les myopes.
Libé. Donc, la poésie ?...
S.G. C'est ce qu'il y a de plus nocif, pour l'homme. Donc de plus intéressant. C'est bien plus fort que la coke ou l'héro.
Libé. Ce qui est étonnant, c'est que tu ne parles pas de Mallarmé. C'est zéro ou...?
S.G. Zéro. Je l'ai perdu de vue, lui aussi... C'est vrai ; ils marchent, tous. Moi, je marche aussi, mais je marche plus vite... Ce n'est pas de l'orgueil.
J'avais mon parcours à faire, parcours du combattant. Et il y avait quelques rencontres... Rimbaud, Mallarmé, Huysmans, Poe ...
Tous ceux que j'ai croisés...
Libé. "Au loin, les barbares passaient, dans un lent martèlement feutré...", ou non :
"Je suis l'empire à la fin de la décadence / Qui regarde passer les grands barbares blonds..." ou...
S.G. C'est ça.
Libé. Alors, tu n'avait pas composé de musique funèbre pour ton enterrement.
S.G. Bof, non. Pas de cérémonie
Libé. Bon, la deuxième mise en scène, comment elle était, pratiquement, ta vraie mort ?
S.G. En 92 ?
Libé. Quand tu t'es tiré dans la bouche...
S.G. Ah oui !
Libé. Où ?
S.G. Dans une suite somptueuse du plus bel hôtel du monde, qui s'appelle Le Gritti à Venise, que je connaissais.
La "suite", c'est qu'on m'a fait sortir par la porte de "service", pour ne pas déranger les milliardaires. Les milliardaires de service
.Libé. Dans quelle période ?
S.G. Période de dépression. Générale ! (Rires.)
Libé. Quel mois ?
S.G. Automne. J'adorais les automnes.
Libé. Tu étais habillé comment ?
S.G. J'avais un costume blanc. Sans cravate. Pantalon blanc, chemise blanche. Et chaussures blanches.
Libé. Un jour, dans un film, on t'avait vu en costume blanc. Tu devais traverser une flaque de boue et tu tombais dedans, à plat ventre...
S.G. Ah oui, je vois.
Libé. En fait, tu répétais ton suicide, alors ?
S.G. Exact... Bon sang, mais c'est bien sûr ! (moue dégoûtée) -Oh non, ça, pfffff, j'achète pas. (Rires.)
Libé. Nous non plus. Il était quelle heure ?
S.G. L'heure d'une pointe d'éthylisme... C'est comme l'amour, la mort ; au champagne.
Libé. Ou bien à l'absinthe. Tu te serais fait venir illégalement de l'absinthe d'Espagne...
S.G. J'ai essayé... Je n'y suis jamais arrivé.
Libé. Mais là, exceptionnellement, tu n'avais pas eu un peu de fée verte ?
S.G. Non, pfff, pour cinq minutes... Bullshot : moitié bourbon vodka. Et une bastos en or. Non-en platine !
Libé. Comme Potocki ? (3)
S.G. Oh oui, ça s'est déjà fait... Merde ! Ca s'est déjà fait ! Oui, mais moi, c'était une balle dum-dum ! J'ai fait une croix.
Il faut abîmer les suites. Des palaces.
Libé. Tu as souillé les plafonds ?
S.G. J'ai souillé les plafonds, les moquettes, et le satin du lit -et jusqu'au boudoir.
Libé. Est-ce qu'il y avait, dans la chambre, à ce moment-là, une femme de chambre ?
S.G. Non, pas une fille de chambre, cinq gonzesses...
Libé. Hmmm...
S.G. Merde! Je me suis gourré (Rires.) J'ai oublié. C'était des mecs, en fait !
Libé. Ah, bon...
S.G. C'est comme Sardanapale : je les ai flingués avant.
Libé. Des gitons, ou des hommes.
S.G. Pour savoir si je dois me faire mettre, ou mettre ?! (Rires.)
Libé. Non, non, non. Juste savoir s'il y a une petite composante pédérastique.
S.G. Hmmm... Des mignons. Bien rasés. De prés. Parfumés. Aux bons endroits.
Libé. Donc, cinq ? S.G. Non... neuf. C'est mieux. Neuf.
Libé. Pourquoi neuf ?
S.G. Parce que 9... on dirait les parties génitales de l'homme. Et le 6, c'est quand tout va bien...
En fait, si je me référe à ma vacillante mémoire, comme il est dit dans Sokolov, mes chiffres préférés sont le 3, le 6,
et le 9. Le 3, c'est le cul... Le 6, c'est l'érection. Et le 9, c'est ...
Libé. Le repos.
S.G. La pisse.
Libé. Repos, fixe !
S.G. Mission accomplie mon colon.
Libé. Il faut le garder, ça.
S.G. "Mission accomplie mon colon !" (Rires.) Il faut que je donne un coup de fil...
(Un temps. A chaque pause, à chaque hésitation, Serge Gainsbourg, qui a pris en main le magnétophone depuis le début
de l'interview, stoppe ou starte lui-même l'historien mortifère.) ... Donc, ah oui, mes neuf... tantes.
J'y suis : 3, 6, 9. La pisse.
Libé. La mise en scéne de ta mort ?
S.G. C'est assez difficile à réaliser. En ce sens qu'il ne faut pas les trucider au pistolet...
Autrement, il y en a huit qui vont se barrer ! (Rires.)
Libé. Ou alors, ils étaient trés bêtes et tu les as payés "trés" cher...
S.G. Non, il faut du cyanure. Cyanure dans le champagne. Sauf pour moi.
Libé. Et toi, c'est...
S.G. ... Moi, c'est la dum-dum.
Libé. La dum-dum en bronze ?
S.G. Non. En platine.
Libé. Les neuf sont morts longtemps avant toi ?
S.G. Oh non ! Ils ne commençaient pas à sentir... Ils s'étaient passé un peu d'Odorono. Entre les jambes.
Libé. Quel étage, de l'hôtel Gritti ?
S.G. La suite, je la connais bien : si on regarde l'hôtel en face, elle est à droite... au premier étage.
Elle donne sue l'aiguille de la Salute. Qui est l'église la plus belle, la plus baroque de Venise.
Libé. Le salut à Venise.
S.G. La Madonna della Salute... Quelques pigeons se sont envolés à l'impacte de mon coup de feu...
(Le téléphone sonne ! Serge Gainsbourg répond. Puis réécoute la cassette, fait démarrer l'enregistrement. Stoppe.
Remonte et recommence. Deux fois. Et enfin, enchaîne) : Quelques pigeons se sont envolés sous l'impact de mon coup...
de fil à dieux. Aux dieux, pardon... Quelques pigeons... comment ça ? Un envol de pigeons !
Libé. Une nuée de pigeons... Qui a recouvert le ciel ! Une nappe d'ombre s'est répendue sur la terre...
S.G. Oui, c'est ça.
Libé. Une clameur est montée...
S.G. Paaaaaaaaoooooooww !... Le corps a été mis sur un canot à moteur. C'était trés beau.
Ca se passe à la fin de la Troisième Guerre mondiale...
Libé. Il y a quelque chose d'un gênant dans...
S.G. ... j'ai dit : A LA FIN DE LA TOISIEME GUERRE MONDIALE ! Qu'est-ce qui est dérangeant ?
Libé. C'est qu'on ne puisse pas poser de questions sordides concernant ton enterrement...
- On t'a "emmerré", en fait ?
S.G. Oui, "emmerré".
Libé. Bon, enfin, la question c'était : est-ce que quelqu'un est venu t'arracher tes dents en or, dans ta tombe ?
S.G. Je n'en ai pas.
Libé. Oui mais...
S.G. Moi, je ne m'appelle pas... comment s'appelle-t-elle ?... Martine Carol. Martine Carol, elle a été enterrée avec tous
ses bijoux. Total : on lui a fait un casse. En plus, ce n'était pas dangereux, pour les casseurs.
Libé. Autre question sale : est-ce que quelqu'un est venu profaner ta sépulture ? Te profaner ?
S.G. Me baiser ?
Libé. Nécro... phagie...
S.G. Non, nécrophilie. Nécrophagie, c'est bouffer les morts.
Libé. C'est ça, qui s'est produit ?
S.G. Oh, il faut en laisser un peu pour ma chienne !
Libé. Tu lui a rapporté un os ; elle devrait être contente...
S.G. Oui, elle m'aimait. Elle aime mes os.
Libé. Tout ça est un peu cru.
S.G. C'est comme l'amour. L'amour, en fait, c'est cru ou cuit. On aime les oiseaux crus, pour leur chant ; ou cuit pour leur barbaque
. C'est ça, l'amour. Il faut être "cuit" ou "cru".
Libé. A ce propos est-ce que tu fais encore des trucs ? Six pieds sous mer...
S.G. Six pieds... non : deux, trois kilomètres. Je suis encore en train de descendre... Plus on descend, plus la densité augmente...
Je ne sais même pas si le Titanic est arrivé... La densité est telle qu'on doit faire un centimètre par...
Libé. Par siècle !
S.G. Non, pas par siècle. Par... C'est trés long...
Libé. Donc, au moment où l'on parle, là, tu n'as pas encore touché le fond ?
S.G. Non, je n'ai pas touché le fond. Je suis au ralenti. Comme un ralenti cinématographique...
Libé. Au fond, pourquoi avais-tu choisi ce moment précis, pour mourir ?
S.G. Parce que... je me suis dit : "That's enough"... That's enough... (voix à peine audible.)
Et puis je ne bandais plus. Ah-ah-ah-ah !
Libé. En 92 pile ?
S.G. Non, c'est pas vrai.
Libé. Jusqu'au bout debout !... Comme...
S.G. Ah non ! Surtout pas de références. Irrévérence !
Libé. Et la question capitale, la dernière : comment on réagit tes intestins ?
S.G. Ils ont tout laché !
Libé. On pourrait s'arrêter là-dessus ; c'est beau. Allez, encore une pour risquer la culbute : tu es content de toi ?
S.G. Ca dépend... Le facteur "con" est une chose. Le facteur "temps" en est une autre.
Libé. Ah la la ! Ca va être dur de choisir comment en finir. Les deux chutes sont valables. Peut-être qu'on pourrait inverser :
les intestins avant le con-temps ?
S.G. Ouais. Les intestins. J'ai fait sous moi. D'autant plus que le verbe "faire" est primordial. On dit : "Je fais dans la chanson",
"je fais dans le cinéma","je fais dans la photo","je fais dans la poésie"...
Mais qu'est-ce qu'on disait quand on était petit : "Maman, j'ai fait."